Il prend à pleine brassée la longue tignasse et la coupe au plus ras. Le geste est grossier et presque mécanique. Dans la brume matinale, il lève la tête sur les carrés de hautes graminées. Derrière lui, les tas du fauchage s’élèvent. Les alignements et les symétries sont parfaits. Plus il avance vers le fond du verger, moins il distingue la frontière. La limite est une simple clôture de barbelés qui s’efface au fur et à mesure. Ses yeux confondent alors le dedans et le dehors. Il est au milieu d’un carré, sécateur dans une main. Il coupe. Mais la prairie est là, derrière le barbelé, prête à se fondre.
Tout est posé. Une perfection qui pourrait déranger. Des fauteuils de ci de là comme dans un musée. Parfois un peu trop impersonnel pour que le miroir posé dans l’alignement des carrés « sauvages » du verger ne reflète l’âme des lieux et de ceux qui l’habitent. Cependant, comment ne pas être tentés d’y emprisonner notre reflet, simples passants que nous sommes. Maîtriser l’indomptable. Tel est sans doute le souci de cet homme aux ciseaux agenouillé redessinant les bords d’un carré, coupant le gazon net. C’est ce jardinier que l’on s’imagine en coupeur de roseaux, tiraillé entre le dedans et le dehors.
Ici au Jardin Plume, on a décidé d’enfermer la Nature. Le foisonnement naturel des plantes vivaces et des graminées est à l’intérieur du carcan classique. La liberté, serait-ce celle que l’on nous prend ? Et la beauté dans ces plantes qui tentent de s’échapper… De la demeure (présence humaine par excellence) au fin fond du verger, les carrés dessinés à la tondeuse sont de plus en plus abandonnés à la Nature. Les plus proches de l’habitation étant davantage plantés par la main de l’homme et les plus éloignés laissés plus naturels, effaçant ainsi la frontière avec la prairie derrière le fil barbelé. Cephalaria, Allium, Geraniums vivaces et bien d’autres participent à la naturalisation des carrés.
Le verger est un peu un fil conducteur, un passage que le coupeur de roseaux traverse. Autour s’organisent différents jardins sous l’emprise du temps : le jardin d’été près de la maison qui surplombe le verger avec ses couleurs chaudes du jaune au rouge en passant par l’orangé (Hémérocalles, Kniphofia, Dalhia…), le jardin de printemps avec les Astrantia et Ancolies, le jardin d’automne avec des plantes hautes (pour se replonger dans l’enfance). Jardin que nous aurions aimé, Benoit et moi, voir dans son épanouissement avec ses Asters, ses Anémones du Japon, Cimicifuga et Herbes aux diamants entre autres. Autrement le jardin de fleurs, dans l’ancien potager clôturé par des échalas de châtaignier et un mur d’une petite dépendance en ruine avec sa fenêtre encore debout, emprisonne dans une nature débordante et exhubérante : les plantations en ligne rappelant l’ancien potager sont mises à mal, pour le plaisir des yeux, par les semis spontanés de Nigelle, d’Oenothères ou de pavots. La notion du temps est alors perdue. Bercés par la matrice. A l’opposé, retraversant par le miroir d’eau, des haies sculptées en ailerons de manière très contemporaine accueillent dans un cocon le jardin plume, en dehors du temps.Une broderie rappelant la cathédrale de Rouen non loin de là. Intemporel, le jardin dans le jardin. Le jardinier en semble exclu : le cœur de la matrice, le fil rompu. Emportés ailleurs, vide par son silence et plein par son mouvement. Les masses de Calamagrotis ‘Karl Foester’, des Veronicastrum , des Thalictrum ‘Splendide’ et des Sanguisorba tenuifolia ‘Alba’ respirent. Le souffle coupé.
Y a-t-il autre chose de l’autre côté ? Marcher un instant sur les lames de bois où se découpe un autre petit bassin au milieu d’un cloitre fermé par des Miscanthus. Court-circuiter. Il faut reprendre le sous-bois éclairé comme un vortex de sa lumière blanche provenant des grands Epilobium blancs (angustifolium ‘Album’) au doux parfum, mellifère. Coupure.
A l’automne, le coupeur de roseaux viendra s’aiguiser l’œil, partager le réel de l’iréel, le dedans du dehors. Chercher la frontière par-dessus la rousseur des Panicum.
Le jardin plume